Regarder disparaitre
Exposition des tableaux de Karim Grandi Baupain à la galerie Le salon du Salon à Marseille, du 3 au 17 août 2023.
Après des petits formats très réalistes à l'huile puis à l'aquarelle, Karim a réalisé de grandes toiles abstraites à l'huile dont les glacis successifs montrent des formes colorées sur fond blanc. À y regarder plus longuement, nous perdons la distinction entre le fond et les formes : la surface et la profondeur se confondent. Les tons pastels aux contours flous ont un effet chatoyant qui provoque l'épanouissement des formes en vibrations colorées. Le fond blanc se dilate et devient environnement vaporeux. Je me suis alors surprise à penser aux estampes japonaises relatives à l'ukiyo e dans lesquelles à force de regarder une branche, un lac, le ciel… c'est le vent que l'on voit. Rappelons que ce mouvement artistique signifiant littéralement "images du monde flottant" s'inspire du bouddhisme et de son principe fondamental : l'impermanence. À cette prise de conscience que rien ne dure, l'ego résiste, le cerveau cherche l'immuable, le certain, quelque-chose de connu auquel se raccrocher, s'identifier. Dans ce conflit intérieur, une douce panique émerge. Cette forme on dirait une pomme, là un coucher de Soleil, ici une virgule... La paréidolie vient à la rescousse d'une perte de repère. Et si cela ne suffit pas à reconstituer une image cohérente, le cerveau l'invente ! Comme sous emprise, ce dernier hallucine. La persistance rétinienne lui fait créer d'autres formes, des tâches apparaissent et se confondent avec les formes initiales qui se modifient ou disparaissent. Ces mouvements appellent logiquement une situation dans l'espace et cela met également le cerveau dans l'embarras qui convoque la notion de plan et d'arrière-plan pourtant absents du tableau. Ce n'est pas sans rappeler les environnements lumineux de James Turrell et les mécanismes biologiques inconscients du cerveau pour s'y habituer. Je maintiens mon regard sans chercher à retrouver quoi que ce soit et toutes les formes disparaissent. Je me retrouve littéralement face à une toile blanche. Je suis émerveillée et stupéfaite. Je tâtonne la toile du regard jusque là resté fixe, et les formes peintes par Karim réapparaissent, espiègles. Cette traversée à travers les couches de glacis pour revenir à la toile blanche, Rauschenberg a dû en rêver pensai-je. En 1953, ce dernier effaça un dessin de Willem de Kooning à dessein (permettez le jeu de mot) sans volonté de destruction ni de violence mais dans l'intention de célébrer le processus créatif au-delà de l'œuvre réalisée. Ici c'est le spectateur qui défait le tableau moyennant un effort de perception méditative. Karim me confia s'être fait une tendinite et avoir passé des mois sur ses toiles. Et malgré l'idée désinvolte que l'on se fait de la démarche de Rauschenberg, ce dernier passa des semaines à effacer minutieusement l'œuvre de Willem de Kooning (qui avait quant à lui mis très peu de temps à la produire). Moralité : cela demande beaucoup d'effort, de courage et de persévérance pour défaire l'ordre et les règles établies, à l'instar de la prouesse technique nécessaire pour échapper à la représentation et faire émerger le vide, l'originel. Les couches de glacis, comme des couches de neige, fondent dans le regard, emportant tous les éléments cristallisés dedans et les formes colorées de disparaître comme les rives d'un fleuve en crue. Dissolution. Il faudrait un mot pour les tableaux de Karim, pas un titre mais un terme qui dirait "l'abdication du voir et le sacre du regard".
Aurélie Derouin, le 19 août 2023